Les affects romands : un tour d’horizon
Contrechamps (Genève, 18 janvier, 8 mars)
Vortex (Genève, 30 janvier, 26 février)
Le NEC (La Chaux-de-Fonds, 14 février)
Matka (Genève, 28 février)
XiViX Op. 1515 de Pascal Viglino (Monthey, 21 au 25 janvier)
Si la question de l’émotion semble avoir été délaissée par les démarches compositionnelles d’après-guerre, que ce soit en raison d’une survalorisation de la technicité ou en réaction à l’expressivité de la musique du passé, elle se révèle aujourd’hui pertinente. Alors que les préoccupations des compositeurs de l’époque exploraient de nouvelles possibilités pour le langage musical, de nouvelles solutions formelles et structurelles, de nouveaux concepts scientifiques appliqués à la musique, le public global leur reproche, aujourd’hui encore, la déshumanisation et l’aliénation engendrées par cette hyper-rationalisation.
En faisant de la théorie des humeurs le centre d’intérêt de cette saison musicale de Contrechamps, son directeur artistique Brice Pauset a engagé une relecture d’œuvres récentes et un regard nouveau sur la musique d’aujourd’hui, établissant un lien entre le caractère de l’homme et celui d’une partition afin de combattre l’a priori prévalant à propos de la musique contemporaine et le malentendu, hélas fréquent, entre le public et les compositeurs, qui décourage jusqu’aux étudiants du conservatoire d’assister à des concerts de cette musique.
Dans la série de concerts consacrés aux affects, l’ensemble Contrechamps a proposé deux concerts de musique de chambre intitulés « Le mélancolique », avec des pièces de Brian Ferneyhough, Germán Alonso, Loïc Sylvestre, Daniel Glaus, Isabel Mundry et Luis Couperin, et « L’irascible », rassemblant Heinz Holliger, Klaus Huber, Annette Schmucki et Luciano Berio.
Ich widerspreche wie nie widersprochen worden ist pour baryton, flûte, clarinette basse, trompette et orgue, du jeune compositeur espagnol Alonso, réunit des textes de l’occultiste Aleister Crowley et de Nietzsche, et apparaît marquée par une forme de bipolarité – entre les blocs rythmés quasi stravinskiens joués par la trompette et l’orgue, et les plages calmes d’une vie intérieure subtile, pour flûte, clarinette basse et baryton. Loïc Sylvestre, camarade d’Alonso dans la classe de composition de Michael Jarrell à la Haute École de Genève, passionné par le monde symbolique, développe pour sa part, dans la pièce Métaux, un discours organique où le timbre joue un rôle prépondérant en faisant surgir des zones où s’entrecroisent les structures musicales de fragments d’images informes inspirées de textes de George Perec. Avec un jeu de registres permanent, le timbre est également central, quoique d’une autre manière, dans la pièce Mauerwerk pour orgue de Daniel Glaus. Il s’agit là d’une œuvre contemplative à la tension intérieure déchirante, au temps dilaté, que l’excellent organiste Vincent Thévenaz interprète avec rigueur. L’exploration des harmoniques dans le tempérament inégal de l’orgue et les accidents entre les différents plans de densité donnent à cette pièce une aura de non-matérialité crue.
La pièce gemeinsam weitergehen / zum zwölften mal pour voix parlée et piano d’Annette Schmucki se développe entre la liberté d’improvisation du jeu et les contraintes d’un procédé mécanique. Schmucki y élabore un discours à partir des éléments musicaux basiques – les gammes pour le piano préparé et les phonèmes pour la voix. Son autre opus présenté ce soir, und durch. Figuren. unter ruhe/punkten pour tambour seul procède à l’évidence de la même esthétique. Il est caractérisé par l’épuration du style, et la réduction volontaire à quelques éléments dans la combinaison desquels réside le principe formel de la pièce : la compositrice renonce explicitement à la surabondance de moyens convoquée par la musique actuelle, et exprime par là son engagement contre une société de spectacle, et la production de plaisir bon marché.
Dans la mesure où la valeur d’une œuvre musicale repose sur le pouvoir qu’elle a d’éveiller des émotions et de permettre l’approfondissement de la connaissance de l’homme pour celui qui la crée – le compositeur – mais aussi pour celui qui l’interprète esthétiquement – l’auditeur –, certains concerts de musique contemporaine offrent une véritable opportunité d’élargir sa propre expérience non seulement artistique, mais surtout humaine. Les dix ans de scène de l’ensemble Vortex en témoignent. Formé en 2005 par des camarades de la classe d’Éric Gaudibert à la HEM de Genève, l’Ensemble Vortex est désormais reconnu comme l’un des ensembles les plus importants de la scène musicale romande. Parallèlement à l’envie de partager sa convivialité et son amour pour la musique avec son public, sa position esthético-politique est telle que son répertoire est constitué de compositeurs jeunes, moins connus, plus radicaux dans leur discours, dont la poétique se révèle moins traditionnelle, mais dont les procédés génèrent un enrichissement artistique considérable. Avec près d’une centaine d’œuvres créées, Vortex est caractérisé par une grande ouverture stylistique et une prolifération de formes artistiques et musicales – jazz, ethno, théâtre, improvisation, installations, performance, arts visuels, musique électronique, danse... Lors de deux concerts, dont le premier a été donné en collaboration avec l’ensemble anglais Distractfold, au début de l’année, pour fêter son anniversaire, Vortex a proposé les œuvres d’Arturo Corrales, Santiago Diez Fischer, Andrea Agostini, Marco Antonio Suarez Cifuentes, Hugo Morales, John Menoud, Fernando Garnero, Francisco Huguet et Daniel Zea.
Un autre ensemble a eu également quelque chose à célébrer : le Nouvel Ensemble Contemporain a fêté ses 20 ans. La bibliothèque de La-Chaux-de-Fonds avait organisé le vernissage du livre consacré à cet anniversaire : une matinée agréable, passée entre amis réunis dans une atmosphère de connivence. Une cinquantaine de photographies de Pablo Fernandez et le CD avec les pièces de Heinz Holliger, György Ligeti, Lucas Gonseth et Daniel Zea accompagnent le récit de l’écrivain Jean-Bernard Vuillème de l’histoire de l’ensemble qui a marqué le paysage de la musique contemporaine en Suisse ces 20 dernières années. En se basant sur les entretiens menés avec ses membres, Vuillème a retracé le parcours d’une aventure suscitée par le naïf enthousiasme de jeunesse d’un groupe d’amis devenu, au fil des ans, un ensemble internationalement reconnu. Une histoire honnête, ouverte, un vrai coup d’œil derrière des coulisses. En image et mots. Il nous faut par contre mentionner un fait regrettable : la qualité de l’enregistrement et l’excellence de l’interprétation des pièces Eisblumen de Heinz Holliger, des deux mouvements du Concerto pour violon de Gyorgy Ligeti et de Synopsis de Lucas Gonseth, sous la direction de Pierre-Alain Monot, sont entachées par une erreur inexplicable : Promiscuity de Daniel Zea, annoncée sur la notice du CD, n’apparaît pas sur celui-ci ; elle a été remplacée par une autre pièce dont on ignore tout.
En suivant les pas de ces deux ensembles déjà établis, le jeune ensemble Matka, actif sur la scène genevoise depuis quelques années, a proposé aux compositeurs de différents backgrounds le projet suivant : créer une pièce à partir de leurs visions spécifiques de la culture persane. Un défi à relever, une opportunité de se questionner sur sa propre culture et esthétique, mais également sur sa propre position face aux enjeux de la société multiculturelle actuelle.
L’ensemble Matka, composé comme Vortex d’étudiants de la HEM de Genève il y quelques années, s’est présenté cette fois-ci dans le nouvel espace de la Fondation Abri avec les œuvres des suisses Joshua Bucchi, Blaise Ubaldini et Nicolas Bolens, et des iraniens Karen Keyhani, Reza Vali et Alireza Farhang. Il s’est avéré intéressant d’entendre la manière dont un artiste peut apprivoiser un monde sonore qui lui était initialement étranger. Le croisement entre la tradition occidentale et l’orientale, bien que les racines des deux soient profondes, peut toujours nourrir l’esprit créateur et inviter à la recherche en dehors de son propre système de valeurs. Tandis que dans les pièces de Karen Keyhani et Reza Vali, le matériau mélodico-rythmique issus de la musique folklorique repose sur un langage plus traditionnel, Blaise Ubaldini, Alireza Farhang, Joshua Bucchi et Nicolas Bolens partent de ce même matériau plutôt comme des points de départs abstraits, sans lien aisément repérable, et offrent une écoute qui demeure détachée de références évidentes.
Depuis les tableaux d’Urs Graf, peintre ayant participé à la bataille de Marignan, cet évènement historique ne cesse d’inspirer les artistes et les politiciens. La compagnie Klangbox, sous la direction artistique de Pascal Viglino, a proposé sa vision de la bataille en laissant prudemment de côté les connotations politiques quotidiennes. Le projet a réuni plusieurs artistes suisses et lombards pour faire revivre la mémoire de cet événement. Onze compositeurs ont collaboré avec respectivement onze designers pour créer onze compositions-vêtements.
Viglino (percussion) et ses superbes musiciens Elisabeth de Merode (flûte), Anja Füsti et Damien Darioli (percussion) ont entrepris la tâche difficile de relier ces onze mondes sonores et visuels en un spectacle de théâtre musical, et ce avec brio.
Si la divergence d’esthétiques, parfois très éloignées, des artistes tels que Christian Henking, Leo Dick, Denis Schüler, Pasquale Corrado, Dianna Ammann, Paola Giorgi ou Marco Fusi ont pu rendre légitime nos craintes quant au résultat final, la mise en scène de Stefan Hort, la diversité des lectures possibles ont pourtant permis d’offrir un spectacle riche, plein de surprises, de moments comiques, mais aussi tragiques.